Happy World – Birmanie : la dictature de l’absurde


Happy World - Birmanie : la dictature de l'absurdeCopyright © www.happy-world.com

Il y a beaucoup à dire sur “l’expérience hypervidéo” HAPPY WORLD de Tristan Mendès-France et Gaël Bordier, produite par Cinquième Etage et Upian. Au départ l’envie de tourner clandestinement un documentaire (puisque les journalistes y sont interdits) en Birmanie sur le quotidien et les absurdités de cette dictature, qui demeure une des plus fermées de la planète. D’emblée le projet est excitant, car les images sur la Birmanie sont rares, à l’exception de sa propagande officielle. Pourtant le projet de film est refusé par plusieurs chaînes de télévision, mais les auteurs reviennent quand même du “Myanmar” avec un film de 30 minutes.

C’est là que l’idée d’utiliser le web comme outil de diffusion surgit et que la coproduction web avec Upian s’établit. Trois idées clefs singularisent la distribution de ce documentaire sur le net :

  1. Le film est “embeddable” gratuitement, entendez exportable, diffusable sur le maximum de sites et plateformes. L’objectif : faire connaître le programme, rechercher une audience plus importante. Prenant le contre-pied des principes Hadopi de “protection” des auteurs et des œuvres, HAPPY WORLD est sous licence libre Creative Commons, rendant les internautes “libres de partager, copier, distribuer et transmettre ce contenu”. Cette démarche vise en fait à susciter l’intérêt d’un diffuseur télé pour lui vendre un film plus long, plus approfondi. Mais surtout, comme l’explique le directeur de Upian Alexandre Brachet dans cette vidéo de Webdocu.fr, il y a au cœur de cette démarche une philosophie du web, héritée de ses premières années où on pouvait tout diffuser partout. Cet esprit de liberté, cette volonté de partage produisant la richesse du réseau. Et à la question du modèle économique, Brachet estime qu’il doit y avoir autant de modèles économiques que de projets web.
  2. Dans le même esprit d’ouverture, la technologie web choisie pour HAPPY WORLD est le framework Popcorn.js en HTML5. Cet outil, développé par la communauté contributive Web Made Movies de Mozilla, est open-source. On apprécie la cohérence globale de la démarche ☺
  3. Popcorn.js, justement. Au départ on a parlé de HAPPY WORLD comme d’un webdocumentaire. Vrai… dans la mesure où il est conçu pour et diffusé sur le web, mais à la différence des webdocs “classiques” l’interactivité y est très différente, et moindre. Plutôt que parler de webdoc ou de “i-doc” (interactive documentary) on préférera dire “hypermédia” ou “hypervidéo” (comme le site le présente). Ici le contenu principal, le film, est linéaire et uniforme. L’internaute n’y est pas invité à cliquer, choisir, interagir avec la narration et des éléments multimédia. Non, ceux-ci se situent en fait dans une fenêtre située à droite du player vidéo. On peut les consulter, ou non, pendant le déroulement du documentaire. En les cliquant, le film se met en pause et on accède à la dimension “rich media” du projet : de nombreux articles du Monde et du Courrier International (du coup partenaires du projet), quelques témoignages audio de birmans, une excellente infographie de l’étrange capitale et une très riche carte interactive de l’opposition birmane, réalisée par Owni. Plutôt qu’un webdoc on a le sentiment d’un “film enrichi”, d’un “film augmenté” par des “bonus”, d’ailleurs ils sont présentés comme tels. A la manière de bonus sur un DVD. Car d’après ma propre “expérience” de HAPPY WORLD, captivé par le film je n’ai pas consulté les bonus pendant le film mais après. Je suis peut-être trop old skool… d’autres internautes sont sans doute constamment dans le va-et-vient entre le documentaire et le rich media. En tout cas, cette conception du framework et la liberté qu’il offre dans la manière d’exploiter les bonus caractérisent ce fameux Popcorn.js, qui se veut ici plus grand public que les très riches outils hypermédias Lignes de temps de l’IRI ou les fresques de l’INA.

Enfin, toujours dans un esprit collaboratif, d’ouverture et d’enrichissement, les internautes sont invités à proposer des liens ou leurs propres contenus en rapport avec les thématiques du film. Qui viendront s’insérer dans les bonus hypermédia.

Parlons quand même un peu du film, qui est la substance principale du projet… Au départ, comme je l’ai été moi-même, l’internaute risque d’être un peu surpris et sceptique du choix du ton humoristique et badin pour traiter d’une dictature qui tue, emprisonne, terrorise, musèle, lave le cerveau, appauvrit et enferme un peuple depuis près d’un demi-siècle. Disons-le, peut-être même un peu gêné devant le côté “aventures à la Tintin” du néanmoins sympathique Tristan Mendès-France. Il en va de même pour les petits cartoons très “cools”, trop même… Mais rapidement cette approche s’avère payante (d’autant plus qu’elle est jouée à fond : effets sonores etc.) : cette impertinence se révèle justement très pertinente en stigmatisant le coté ubuesque et affolant inhérent à une dictature comme celle des généraux birmans. Découpé en courts chapitres qui abordent des aspects de la vie quotidienne des Birmans (l’argent, les cartes SIM, la conduite…) de façon concise, claire et directe, la démonstration du film est implacable. Et on rit (jaune), quand on n’est pas simplement effaré.

Si on peut penser que le film n’approfondit pas assez certains thèmes et qu’à l’image les relations du reporter avec les Birmans sont limitées, c’est évidemment à cause des conditions de tournage. Se faisant passer pour des touristes, dans ce pays où les journalistes sont interdits, les auteurs tournent clandestinement avec un petit caméscope familial et bon marché. Il est très intéressant d’écouter le réalisateur Gaël Bordier dire dans le making-of (sur le site) sa façon de filmer discrètement Tristan Mendès-France en plan large le plus souvent possible afin de révéler autour de lui le décor, cet environnement birman si rarement filmé de manière brute et documentaire. Si rarement filmé tout court… Au final, on en veut plus et on a hâte de voir une version plus longue du film à la télévision… ou sur le web !

Enfin, on a trouvé très smart la communication sur Twitter avec les animations de censure des comptes. Moyen astucieux de faire connaître le projet qui, comme le dit Movements.org, ne doit pas distraire les internautes d’aller le voir le film et ses bonus !