Alma – Une enfant de la violence, Arte, Upian, Vu

Alma – Une enfant de la violenceCopyright © Arte / Upian / VU

Chez 3WDOC, comme ailleurs sans doute, on attendait avec impatience et aussi un peu d’appréhension, compte tenu du sujet particulièrement dérangeant, la sortie du dernier webdoc d’Arte et Upian “Alma – Une enfant de la violence”. Pourquoi tant d’impatience ? La réponse est simple à chaque nouvelle sortie, les créations du tandem Arte / Upian redéfinissent souvent à elles seules les canons d’un genre en perpétuelle redéfinition : le webdocumentaire.

Une fois encore, avec cette création “Alma – Une enfant de la violence”, le binôme Arte / Upian ne déroge pas à la règle pour un genre qu’ils ont pratiquement créé. C’est un webdoc, mémorable à plus d’un titre, qui nous est donné à voir, extrêmement riche d’enseignements, de résonances et de questionnements sur la forme comme sur le fond.

A la première lecture, on est tout d’abord frappé parce ce que Simone de Beauvoir avait énoncé en son temps au sujet du documentaire Shoah, sur “une pareille alliance de l’horreur et de la beauté” qui ne tombe ni le piège de l’esthétisme de la violence, ni le discours misérabiliste, anxiogène, ethnocentré et sensationnaliste qui parfume de nombreux documentaires consacrés à des pays du tiers-monde. Alma réussit brillamment cet exercice périlleux, tout en équilibre entre la rigueur, la profondeur et l’émotion, on ne donne pas seulement à voir, on nous donne aussi à comprendre.

Alma

Alma

Un livre remarquable sur le reportage qui a servi de substance au webdoc Alma et à du même coup quelque peu éclipsé la travail d'Isabelle Fougère et l'intense travail de Miquel Dewever-Plana au Guatemala.

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Pour mémoire, on rappelle les propos de Simone de Beauvoir qui résonnent étrangement passée la première découverte d’Alma.

Jamais je n’aurais imaginé une pareille alliance de l’horreur et de la beauté. Certes, l’une ne sert pas à masquer l’autre, il ne s’agit pas d’esthétisme : au contraire, elle la met en lumière avec tant d’invention et de rigueur que nous avons conscience de contempler une grande oeuvre.

Source : Simone de Beauvoir, préface au livre Shoah (Folio).

La réussite d’Alma tient beaucoup à n’en pas douter au traitement rigoureux et assidu des auteurs, Miquel Dewever-Plana & Isabelle Fougère, notamment de Miquel Dewever-Plana, qui travaille depuis les années 90 sur le sujet et qui a été exposé que cette année à l’édition 2012 de Visa pour l’image.

Ce travail est à rapprocher de la démarche d’autres auteurs, et non des moindres. On pense notamment à Philippe Brault, co-auteur entre autre de Prison Valley, dont le reportage au Guatemala “Ici la vie ne vaut rien” de Juillet 2008 est tout aussi édifiant sur l’ordinaire de la violence et la banalité du mal pour reprendre une expression bien connue ou enfin le film “La Vida Loca” de Christian Poveda qui a payé de sa vie son travail sur la Mara 18, « La Dieciocho ».

La fréquentation de l’ultra-violence, dans une société en décomposition, finit parfois par emporter les témoins, à commencer par les photographes, en Amérique centrale comme ailleurs. L’intensité de ce que nous montre Alma est à rapprocher aussi du travail de Noël Quidu ou Chris Hondros au Liberia.

Toutefois, là encore et à l’inverse des précédentes reportages citées notamment et aussi parce Alma est un webdocumentaire dans son acceptation la plus complète, Alma va plus loin. En effet, ce webdoc privilégie une forme allusive, Alma témoigne de la violence mais rien n’est jamais montré et comme le dit Paul Ardenne : “L’extrémisme de l’allusion est plus fort que celui de la représentation”.

Au-delà d’une représentation littérale de la violence qui nous plongerait immanquablement dans le voyeurisme, le goût du morbide et le spectaculaire, Alma opte pour un regard plus fin, plus critique, plus politique et c’est là aussi où réside la force et la richesse de cette création.

C’est de ces questionnements, de ces résonances dont il faut aussi parler.

Plongée dans la culture de la violence

Alma ouvre en grand le vaste chapitre de la culture de la violence. Avec Alma, on touche du doigt au propre comme au figuré des notions aussi fondamentales que la construction de l’identité, de l’altérité dans un contexte où la violence est présentée comme la valeur cardinale.

Dans un gang, se penser comme un “je” est impossible. Les membres du gang existent dans un corps et un être plus grand qu’eux-mêmes car sans cela ils ne sont rien. Le prix de cette appartenance est élevé, il faut d’abord liquider son corps, à force de tatouages, puis sa personne à force de rites de passage. Pour que le gang existe, il faut que les membres cessent d’exister comme individus.

Alma nous donne à voir un mécanisme tellement humain : la construction de l’identité d’un individu et sa socialisation, même si il s’agit ici de se nier soi-même pour être. On peut aussi s’étonner de l’incroyable vitalité des individus, l’être-humain reste un être social. Il a donc besoin de se construire au sein d’un groupe, d’une culture commune dans un monde même déshumanisé. C’est donc assez dérangeant de voir cette dimension humaine au-de-là du folklore (tatouage, codes et poses…) après tout on dit souvent qu’une société produit des meurtriers à son image. Alma est bien le reflet d’une humanité dans une société devastée.

C’est pour cela qu’il semble si difficile de sortir d’un gang, car en sortir c’est renoncer à soi-même en se marginalisant d’un groupe tout prêt à faire payer cette trahison.

Alma rappelle aussi à juste titre que ces gangs sont nés de la combinaison :

  • D’une exportation “made in USA”, d’une violence née dans la banlieue de Los Angeles, en parti insufflée par le renvoi par le gouvernement américain des membres de ces mêmes gangs dans leur pays d’origine. Aux USA, c’est même devenu plus qu’une culture, c’est un mode de vie, rappelez-vous le dévastateur Recoil de Greg Stimac.
  • De la déculturation provoquée par l’ethnocide des populations autochtones du Guatemala, ethnocide lui-même lié à des guerres instiguées entre autre par des décennies de politique étrangère américaine en Amérique centrale. C’est aussi valable pour d’autres pays dans d’autres régions du globe, les “yankees” ne sont pas les seuls coupables, n’exagérons rien.

En un sens, le webdoc expose clairement le lien de causalité entre l’existence actuelle des gangs et le cycle de violence perpétuelle dans lequel a plongé nombre de pays d’Amérique centrale dont le Guatemala.

C’est un autre aspect de ce webdoc.

Alma comme projet politique

Alma jette une lumière crue sur les facettes obscures de la politique étrangère américaine ainsi que des régimes qu’elle a aidés à mettre en place. Les racines du mal des gangs sont aussi dans l’état de guerre permanent et de violence suscitée par les sales guerres que les USA ont toujours menées dans les états d’Amérique centrale toujours considérés comme son pré carré.

La reconnaissance tardive de la dangerosité de ces gangs est un aveu d’impuissance et livre un constat accablant que l’on pourrait résumer comme souvent pour la politique étrangère américaine par le proverbe “Qui sème le vent récolte la tempête”. En regard des exactions de la Salvatrucha, l’ex-narcodictateur Manuel Antonio Noriega AKA “Tronche d’ananas” passerait presque pour un enfant de coeur et on en viendrait presque à le regretter! Un comble.

Source : EE UU designa a la mara Salvatrucha como organización criminal internacional

Alma comme préfiguration d’une société

Alma, montre avec clarté que, dans un monde globalisé, l’externalisation en périphérie de problèmes que certains pays ont eux-même créés ne prend plus. On vit pour le meilleur comme pour le pire dans un monde interconnecté et interdépendant.

Cette affirmation, un peu péremptoire, contient elle-même une question plus fondamentale encore, sous-jacente dans ce webdoc et dans d’autres créations de Arte / Upian, notamment Prison Valley.

Dans quel monde souhaite-t-on vivre ?

Autant, Prison Valley était une bonne illustration de la privatisation de la justice, de la sécurité où comment le profit est le critère ROI qui guide les décisions politiques. Alma montre le processus ultime de privatisation d’une société, parachèvement ultime du rêve ou du cauchemar ultra-libéral et libertarien qui ne ferait pas mentir des auteurs comme Rothbard ou Hayek.

“Si la liberté représente la fin politique suprême, il s’ensuit qu’on doit user des moyens les plus efficaces pour l’atteindre, c’est-à-dire les moyens qui permettront d’atteindre le but le plus rapidement et le plus complètement possible. Cela signifie que le libertarien doit être abolitionniste, qu’il doit viser l’objectif de la liberté dans les plus brefs délais”

Source : Murray Newton Rothbard 1982 The Ethics of Liberty Humanities Press, Atlantic Highlands.

Ainsi, en replaçant Alma et son histoire dans un contexte plus large notamment dans une analyse politique, le webdoc nous interroge sur les gangs et l’avenir la société guatémaltèque comme paradigme de société issu de l’idéologie libérale et du laisser-faire des marchés où le profit règne en “maître-étalon” et la critique peut-être plus profonde et nous interroge sans doute sur l’avenir de notre propre société.

Car, Alma est aussi une analyse politique de l’ultra-libéralisme et nous donne à voir ce Naomi Klein nomme “le capitalisme du désastre” que l’on peut caractériser sobrement par l’élimination de la sphère étatique, une liberté complète pour les entreprises et une réduction draconienne des dépenses sociales. Or cette vision ultra-libérale s’articule autour d’un projet de société basé sur le communautarisme où les gangs font jeu égal avec les autres groupes d’intérêt ou communautés qui compose cette même société.

Pour que le communautarisme survive il lui faut un système politique accommodant : l’ultra libéralisme, en acceptant l’existence d’une multitude de communautés qui ne seraient plus liées les unes aux autres par le bien commun et un quelconque critère de justice mais par l’affrontement de groupes d’intérêt qui défendent leurs intérêts aux détriments des autres groupes.

Le société guatémaltèque apparait d’évidence alors comme la résultante d’une expérience issue d’une greffe ultra-libérale sur un pays déjà pourvu d’une longue tradition de discrimination et de violence.

Sans passer pour des gauchistes échevelés et chevelus, on peut juste se demander qui sera le prochain cobaye pour une telle expérience dans le monde, en Europe par exemple ?

A méditer donc car comme le disait Marguerite Yourcenar “Nous sommes tous pareils et nous allons vers les mêmes fins” ou comme l’affirme le tatouage sur le torse de l’un des membres du gang “Nada en la vida es seguro sola muerte”.

Et Alma dans tout cela…

Apres toutes ces digressions, on en viendrait presque à oublier le sujet principal : le portrait au plus serré d’une femme qui s’est construite dans une société gangrénée par la violence depuis des décennies.
Une chose s’impose, c’est au prix d’un effort sur-humain, elle renait à elle même. Alma qui décidément porte bien son nom, a désormais une âme humaine.

Et la technique dans tout cela…

Il est presque obscène de parler de technique et de s’esbaudir du caractère “tactile” de cette dernière création, disponible sur iPad, mais la contradiction n’a jamais tué personne.

C’est une oeuvre “hybride” en Flash et en HTML5, qui tire parti au mieux des deux technologies, comme souvent dans les créations de Upian et d’Arte. Le “swiping” est au rendez-vous sur l’iPad comme sur l’iPhone mais la sobriété est de mise tant dans la navigation que pour l’expérience utilisateur qui nous est donné de vivre car l’enjeu est ailleurs, nous en faisons suffisamment écho dans la totalité de cet article.

Une particularité tout de même, c’est l’utilisation du CSS3 pour avoir une police personnalisée qui résout le problème du recours systématique à une police système au grand désespoir des webdesigners et au grand bonheur des SEO manager de tous poils qui militaient pour du vrai texte afin qu’il soit référencé. Le web souffrait jusqu’à présent d’une maladie de typographie totalitaire mais ouf, grâce au .woff, c’est en voie de résorption !

Guatemala Ciudad

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